Quantcast
Channel: Mondes Sociaux
Viewing all articles
Browse latest Browse all 834

L’aventure africaine des États-Unis : retour sur l’histoire singulière du Libéria

$
0
0

En 2022, le Libéria a fêté le bicentenaire de sa fondation par une organisation philanthropique américaine, l’American Colonization Society (ACS). Si les divisions sont bien moindres aujourd’hui, le pays a traversé des crises majeures et deux longues guerres civiles (1989-1996 et 1997-2003) liées aux circonstances de sa fondation et à son histoire. Ma thèse pose la question du devenir des liens très spécifiques entre les États-Unis et le Libéria à partir du moment où les deux nations développèrent des relations diplomatiques, en 1862, et jusqu’en 1935. Elle met ainsi en lumière un pan peu étudiée de la diplomatie états-unienne.


  • Franchi, B., 2021, La construction de la relation États-Unis-Libéria au prisme des activités de l’American Colonization Society : jeux d’influences et reconfigurations, 1862-1935, Ph.D. Dissertation, Université Toulouse Jean Jaurès.

Barbara Franchi est jeune docteure en histoire américaine de l’université Toulouse Jean-Jaurès et membre du laboratoire Cultures anglo-saxonnes (CAS) : barbara.franchi@univ-tlse2.fr


Une histoire de « race » à l’origine d’une colonie américaine

La première colonie de ce qui allait par la suite être nommé « Libéria » fut fondée en 1822 au Cap Mesurado, sur la côte ouest-africaine, par l’ACS, avec le soutien du gouvernement américain. Cette première page de l’histoire des relations entre le Libéria et les États-Unis était liée aux problématiques internes de ces derniers dans les premières décennies du XIXème siècle. A cette époque, l’institution de l’esclavage était encore en vigueur aux États-Unis, et la présence de Noirs libres sur le sol états-unien effrayait les acteurs politiques soucieux de maintenir l’ordre social et « racial » tel qu’il était. La révolution haïtienne (1791-1804) et une insurrection d’esclaves avortée en Virginie (1800) renforcèrent leurs inquiétudes quant au risque que des révoltes d’esclaves se multiplient. Dans ce contexte, les membres de l’ACS, qui comptait en ses rangs des pasteurs, des acteurs pro et anti-esclavagistes et des politiciens, estimaient qu’il fallait déporter les Noirs libres hors du territoire états-unien, en particulier en Afrique. C’est à cette idée que le terme « colonization », présent dans le nom de l’ACS, renvoyait à l’époque.

Les motivations des tenants de cette déportation étaient divergentes : certains espéraient, en éloignant définitivement les Noirs libres, pérenniser le système d’esclavage aux États-Unis ; d’autres soutenaient que les Noirs accéderaient à un plus grand degré de liberté en dehors des États-Unis, alors que d’autres encore estimaient que les États-Unis avaient une dette envers l’Afrique et devaient « renvoyer » les Noirs sur la terre de leurs ancêtres pour qu’ils « civilisent » un continent alors perçu comme « barbare », pour reprendre les termes employés par l’ACS et ses soutiens. Malgré les objectifs différents motivant les membres et les partisans de l’ACS, majoritairement blancs, tous avaient en commun de ne pas croire en une société dans laquelle les deux « races » coexisteraient sur un pied d’égalité aux États-Unis, positionnement répandu au début du XIXème siècle. De leur côté, les Noirs américains rejetèrent, dans leur grande majorité, le projet de l’ACS. Toutefois, certains firent le choix de l’émigration, comme ce fut le cas de Joseph Jenkins Roberts, qui devint le premier président de la république libérienne en 1847.

L’ACS encouragea l’indépendance du Libéria initialement sous sa tutelle. Parce qu’elles n’étaient pas politiquement rattachées aux États-Unis, qui ne souhaitaient pas remettre en cause leur tradition anticoloniale, les colonies formant le Libéria, regroupées en un « Commonwealth of Liberia » en 1838, voyaient leur souveraineté constamment contestée par la Grande-Bretagne, qui administrait la colonie voisine de la Sierra Leone et espérait annexer des territoires supplémentaires. En 1847, le Libéria devint la première république noire d’Afrique et la deuxième république noire au monde après Haïti. Le pays était gouverné par les Américano-libériens, c’est-à-dire les Noirs américains ayant émigré sur place et leurs descendants. Cette petite élite ne représentait qu’une infime partie de la population du Libéria et elle maintenait les autochtones, privés de citoyenneté, dans un état proche de l’esclavage.

Bien que les États-Unis et le Libéria aient été liés, dès le début, par le projet de l’ACS, le Libéria ne fut pas reconnu immédiatement car il était impensable pour les politiciens américains de reconnaître une république gouvernée par des Noirs, alors même que l’esclavage était une institution centrale aux États-Unis et le racisme inhérent aux institutions états-uniennes. Ce n’est qu’en 1862 que le Libéria et Haïti, les deux républiques noires, furent reconnues par les États-Unis, au moment où les esclaves étaient sur le point d’y être émancipés.

Une relecture des relations États-Unis-Libéria

Les historiens ont eu tendance à décrire l’ACS comme une organisation en déclin après 1865, année qui correspond à la fin de la guerre de Sécession américaine et à l’abolition officielle de l’esclavage aux États-Unis. Plusieurs éléments expliquent un tel positionnement. Tout d’abord, il faut évoquer le bilan « chiffré » de l’ACS puisque cette organisation envoya au Libéria un nombre limité d’émigrants. Ainsi, 15 000 Noirs, libres ou émancipés à la condition qu’ils émigrent, furent envoyés au Libéria avant l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, et 2 000 après cette date. Environ 5 000 esclaves importés illégalement dans les Amériques après l’adoption de la loi interdisant la traite des esclaves y furent, quant à eux, « rapatriés ». En outre, l’abolition de l’esclavage aux États-Unis posa la question du devenir de l’ACS. Mais s’il est vrai que les branches locales de l’ACS déclinèrent à cette période, le bureau national de l’organisation, implanté à Washington D.C., conserva une activité importante malgré des financements restreints, notamment par le biais de ses agents positionnés au Libéria. L’organisation ne fut d’ailleurs officiellement dissoute que tardivement, en 1964, date à laquelle les Noirs américains obtinrent les droits civiques.

L’influence de l’ACS dans les relations entre les États-Unis et le Libéria

Après la fin de la guerre de Sécession, les responsables de l’ACS estimèrent que l’abolition de l’esclavage et l’accès à la citoyenneté ne réglaient pas la question du vivre-ensemble et qu’il était toujours nécessaire d’aider les Noirs américains qui le voulaient à émigrer au Libéria, positionnement qui irritait la majorité des leaders noirs américains, à l’instar de Frederick Douglass, mais qui séduisait certains Noirs américains, notamment ceux issus des classes défavorisées du Sud. A cette période, l’ACS resta en contact régulier avec les responsables américano-libériens et les administrations américaines, qui semblaient lui octroyer un certain crédit. Le président Abraham Lincoln et, après lui, Andrew Johnson, nommèrent des diplomates proches de l’ACS.

Des lettres échangées entre ces diplomates et l’ACS attestent des transferts d’informations et de tentatives de l’ACS pour influencer la politique américaine vis-à-vis du Libéria. Même si l’ACS ne parvint pas à convaincre les gouvernements américains de financer l’émigration vers le Libéria dans les années qui suivirent sa reconnaissance, ces interactions montrent que l’organisation était un acteur important de la relation entre les deux pays. Même après la nomination d’un diplomate noir américain hostile à l’ACS par le président Ulysses S. Grant, qui inaugura la pratique consistant à choisir des Noirs américains pour représenter les États-Unis au Libéria, les archives montrent que l’ACS resta capable d’intercepter des informations stratégiques. En 1877, le diplomate en poste découvrit que le secrétaire de l’ACS avait annoncé la visite d’un navire de la marine américaine au vice-président du Libéria avant que lui-même n’ait été mis au courant de cette visite.

D’autres questions marquèrent les relations entre le Libéria et les États-Unis à la fin du XIXème et au début du XXème siècle. Lors de la Conférence de Berlin, en 1884 et 1885, les pays européens se mirent d’accord sur des règles de colonisation du continent africain. Il devint alors de plus en plus difficile pour le Libéria de maintenir sa position de république noire indépendante. La délimitation de ses frontières, déjà contestées par la Grande-Bretagne, fut remise en cause par la France. Dans ce contexte, l’ACS et les diplomates noirs américains coopérèrent pour convaincre le Département d’État de défendre le Libéria. Cependant, ce n’est qu’après la perte de plusieurs territoires et alors que le risque de disparition totale du Libéria en tant que pays indépendant fut avéré, que les États-Unis réagirent.

Le regain d’intérêt des Noirs américains du Sud pour l’émigration au Libéria dans le contexte de l’institutionnalisation de la ségrégation aux États-Unis constitua un autre enjeu des relations entre les États-Unis et le Libéria à la fin du XIXème siècle et dans les années qui suivirent. Les diplomates américains au Libéria furent alors confrontés à la gestion d’émigrants très pauvres et non préparés aux difficultés de la vie libérienne. Le défi était d’autant plus grand que l’ACS avait réorienté ses activités en faveur d’une émigration sélective et au profit d’activités éducatives. L’organisation resta toutefois très attentive au sujet de l’émigration noire américaine au Libéria.

Des interactions accrues entre les États-Unis et le Libéria dans l’entre-deux-guerres sur fond de crise

Durant la période de l’entre-deux-guerres, le Libéria fut confronté à des problèmes politiques, financiers, sociaux et sanitaires sans précédent. Les relations entre les deux pays furent alors marquées par les activités d’un nombre croissant d’acteurs intéressés par l’avenir du Libéria. La Firestone Tire and Rubber Company acquit plus de 400 000 hectares de terres au Libéria en échange d’un prêt accordé au gouvernement libérien. Cette opération fait toujours débat aujourd’hui car elle a durablement marqué l’économie du Libéria et a renforcé l’influence des États-Unis sur le pays. A l’époque, l’administration américaine soutint Firestone dans l’espoir d’acquérir une source indépendante de caoutchouc tout en garantissant la stabilité financière du Libéria.

Les leaders noirs américains développèrent, eux aussi, un intérêt plus important pour le Libéria à cette période. Le mouvement de retour en Afrique de Marcus Garvey chercha à accroître l’émigration des Noirs américains vers le Libéria et à utiliser le pays comme base d’un futur empire africain. Cependant, Garvey fut identifié comme une menace pour l’ordre social du Libéria, car il dénonça le traitement des groupes ethniques par l’élite américano-libérienne. Le panafricaniste W. E. B. Du Bois promut, quant à lui, le Libéria comme preuve de la capacité des Noirs à gouverner.

En 1928, de hauts fonctionnaires libériens furent accusés d’avoir autorisé l’emploi forcé de travailleurs autochtones et d’en tirer des bénéfices, ce qui conduisit à la détérioration des relations entre les États-Unis et le Libéria. La participation de l’ACS aux discussions internationales sur les difficultés du Libéria à cette période met en lumière la capacité qu’elle eut à influencer la politique étrangère américaine, des décennies après sa création. Outre la nécessité de réformer les institutions libériennes à partir de modalités qui furent perçues par les dirigeants libériens comme privant leur pays de ses prérogatives en tant que pays indépendant, cette crise conduisit les politiciens américains et l’ACS à appeler à l’évolution des rapports entre les Américano-libériens et les populations autochtones, dans le sens d’une intégration de ces dernières. Cette problématique n’avait jusque-là jamais véritablement recueilli leur attention, alors qu’elle avait été soulevée par nombre de diplomates au cours des décennies précédentes. Malgré la réalité de l’exploitation des travailleurs autochtones, le traitement de cette crise fait toujours débat car il eut un impact non négligeable sur la réputation mondiale du Libéria en tant que nation noire indépendante dans un contexte global encore largement marqué par les impérialismes.

 

Au-delà des clichés

Durant de nombreuses années, l’ACS parvint à cultiver ses liens avec les administrations américano-libériennes et américaines, qui, à leur tour, contribuèrent à pérenniser son influence. Les discours paternalistes et racistes de certains de ses membres caractérisèrent longtemps l’approche des États-Unis dans leurs relations avec le Libéria. Toutefois, son alliance avec des figures du nationalisme noir telles que Edward Wilmot Blyden, intellectuel, politicien et écrivain libérien et les débats qui divisaient la communauté noire américaine à son sujet en font un objet d’étude paradoxal. L’étude de ces réalités, à la fois institutionnelles et individuelles, permet de comprendre la complexité des relations entre les États-Unis et le Libéria et, finalement, l’histoire récente du Libéria.


Illustration d’Adèle Huguet pour Mondes Sociaux : licence CC BY-NC-ND.
Pour découvrir ses dessins, https://adelehuguet.wordpress.com/

Crédits images en CC : Freepik, Puckung et juicy_fish pour Flaticon.

 

Retrouvez d’autres articles dans la catégorie Territoires

 


Viewing all articles
Browse latest Browse all 834

Latest Images





Latest Images